Petites explications :
Le pouvoir de Lunaire est organisé de telle sorte que les messages délivrés par les Étoiles sont des prophéties ou des prémonitions alors que la Lune se contente de relater des événements passés en se mettant à la place de l'un ou l'autre des personnages incarnés. Ici, donc, la Lune reprend les avertissements (prémonitoires à l'époque) des Étoiles & les répète inlassablement ; c'est comme rejouer en permanence une scène qui s'est déroulée il y a des années.


- Fuis, susurre la Lune de sa voix douloureuse.
- Tu me fais vomir, lui répond la Prêtresse en levant les yeux vers le croissant blême qui ressemble à un sourire.
- Fuis ! reprend l’entité de plus belle.

Encore, encore. C’est la même rengaine chaque soir depuis deux ans & des poussières. Des poussières, c’est ce que murmure Lunaire avec nonchalance pour calmer les battements effrénés de son cœur. Lui n’a pas oublié. Lui se rappelle de chacune de ces secondes — les dernières — passées auprès de sa vraie mère.
Lui se souvient de ces Fuis ! hurlés par les Étoiles effrayées, ces Fuis ! qu’il lui a fallu expliquer à celle qui l’a mise au monde ; une louve qui n’a pas hésité à la prendre par le cou & à s’époumoner pour échapper à un danger trop connu & trop aimé. Son père.
Lui est abîmé par ces Fuis !, pâles imitations que la Lune s'amuse à lui crier aux oreilles dès que la nuit reprend ses droits sur le monde.

De nouvelles larmes coulent sur ses joues, creusant d'autres sillons au milieu de ses poils couleur craie. Elles répandent leur goût salé sur ses lèvres que Lunaire lèche jusqu'à les morceler. Ses mâchoires s'ouvrent, un cri de désespoir lui échappe. Il remplit le Prieuré, seule fêlure dans le silence menaçant des heures les plus sombres. Il rebondit sur les murs, s'infiltrent dans les autres nids pour beaucoup inoccupés ; mais quelqu'un se lève au milieu de ces trous vides, commencent à courir vers la Prêtresse qui se perd. Elle a glissé sur le ventre, le visage caché, les épaules secouées par des pleurs muets. Aegis embrasse la salle de prière du regard pour découvrir qu'il n'y a personne, hormis Lunaire. Ses épaules se relâchent un peu. Il sait.

- Elle n'arrêtera jamais, pas vrai ? demande doucement la Prêtresse. Il essaie de la rassurer, de l'apaiser. Il cherche des mots qu'il n'y a pas, fait des promesses qu'il ne pourra pas tenir ; car personne ne donne d'ordre à la Lune, même pas la Princesse qu'on lui a sacrifié.

Et lorsque Lunaire laisse enfin son esprit glisser dans le sommeil, c'est pour mieux y retrouver sa mère. Son souvenir, du moins.
C'est un sourire qui apparaît en premier, rapidement illuminé par une paire d'yeux d'un bleu opalescent qui semble venir d'un autre monde. Sa voix chaude & douce la berce doucement de récits héroïques à propos d'un père qui n'est plus qu'un fantôme. Littéralement.
La drôle de forme ne surprend pas Lunaire, ne l'a jamais surprise. Elle ne l'a connu que sous ces traits impalpables, un nuage de buée qui affiche généralement peu d'intérêt pour son enfant trop vivant. Un loup bizarre que Lunaire a aimé dès les premières minutes de sa vie, même sans réciprocité.

Jusqu'à ce soir-là.

Dans la Nuit, quelque chose remue. Quelque chose chante, chiale, crie. Une berceuse désemparée à laquelle Lunaire prête l'oreille, enfant insouciante de trois mois. Fuis, scandent les voix de concert. Elles se coupent, se superposent, se dévorent, se déchirent. Suffisamment pour lui faire peur & la pousser à en parler à sa mère.
Sa mère qui n'a pas besoin de la faire répéter pour accorder du crédit à ses propos insensés. Elle ne demande ce qu'il faut fuir : Yuki, dans son for intérieur, a sûrement deviné. Kiba a décidé du sort de leur fille.

La Mort.

Yuki les dépêche toutes deux vers les frontières — sans doute haï — de son ancienne vie : la Meute Tsuki, sa « famille ». Prêtresse déchue, la princesse désargentée dépose son petit fardeau au bord du lac où sont célébrés les baptêmes, en nourrissant l'espoir que Lunaire soit trouvée en quelques heures seulement. Des vœux auxquels le ciel a déjà pourvu : on a envoyé une vision à la dernière Prêtresse — Hisae, la grand-mère de Yuki — dans laquelle une héritière nimbée de lumière descend sur Terre pour les sauver. Lunaire.

Ils recueillent le bébé comme s'il s'agissait d'un objet précieux à envelopper de papier bulle. Les souvenirs heureux des jours passés auprès de Yuki s'effacent au fil des semaines, à mesure que lesdits jours deviennent son ennemi juré. Ses pouvoirs désormais éveillés, il apparaît un effet secondaire envahissant : le soleil l'épuise. D'abord lentement, puis de plus en plus fort au fil des semaines.
On commence donc à la former dans la pénombre, à l'habituer aux voix qui ronronnent à ses oreilles seules ; c'est un don, qu'ils disent. C'est un enfer, d'après Lunaire. Parce qu'il n'y a qu'un son qui revient : ce Fuis ! à la fois très similaire à ceux perçus ce soir-là mais sans parvenir à être tout à fait les mêmes.

Peu après, on lui donne un camarade qui ne peut pas la toucher. C'est défendu par le vieil Inquisiteur, la Prêtresse Hisae, le Seigneur, les Conseillers... Ce n'est pas un ami, pas un confident. Seulement un soldat — un très jeune soldat — qui la suit comme son ombre. Aegis. Intrépide, Lunaire essaie de le débaucher dans un premier temps ; ses invitations à des jeux d'enfants demeurent cependant sans réponses. Il se contente de lui sourire aimablement & d'excuser ses erreurs. Ce n'est que lorsqu'il est sévèrement puni par sa faute que la petite Prêtresse renonce définitivement.
Démarre à ce moment un long apprentissage fait de prières, d'incantations, de cérémonies, de regards lourds posés sur sa peau à vif. Une vie d'errance à se rappeler de sa meilleure amie — sa mère — ensevelie sous les décombres de leurs vies.

Les années s'écoulent, se succèdent & se ressemblent. Aegis est là, à ses côtés. Il la rejoint dans la pénombre pour la rassurer quand la Lune l'assassine à petit feu ; il l'observe silencieusement pendant que la Prêtresse s'adonne à la chasse : art dans lequel les filles de la Lune ne sont pas censées verser. Il dissimule ses quelques sorties, organisées grâce à l'aide d'une amie au pouvoir bien utile, il passe sous silence ses innombrables blasphèmes à leurs traditions rabougries mais la reprend aussi lorsqu'il pressent un danger.

Mais le monde change. Le vieux Seigneur se meurt discrètement & laisse un trône vide dans son sillage. Qui donc peut prendre sa place ? Lunaire se surprend à prier Rakuen, la Lune & les Étoiles de bien vouloir les mener au bout de la voie périlleuse sur laquelle son peuple déambule à la manière d'un corps sans tête.